jeudi 21 octobre 2010

chapitre 2 jusqu'à page 10

II

UN JOUR COMME LES AUTRES



Le garçon marchait sur le bas côté de la route depuis plus de deux heures. Le paysage fait d’une succession de champs de maïs aux plants maigrelets et autres cultures desséchées par ce long été torride se transformait en ombres mouvantes au fur et à mesure que la nuit tombait. Les montagnes posées sur la barre d’horizon finissaient de donner le ton à ce panorama infini et un tantinet angoissant pour celui qui prenait le temps de le regarder.
Il ne voyait rien de tout cela. Il était totalement absorbé par ses pensées. Il se replongeait dans les évènements qui l’avait amené jusqu’à cette route. Son esprit avait cette faculté de faire remonter à la surface des souvenirs incroyablement précis. En contre partie, sa conscience du présent disparaissait totalement. Une soucoupe volante aurait pu se poser devant son nez qu’il ne s’en serait pas aperçu.


Ah, cette merveilleuse période de sa vie !
Il boudait, râlait, pestait, pour ça oui ! Et pour la millième fois ! Et oui, il se refusait à pardonner encore une fois à cet abruti l’alcool, les insultes, les humiliations et surtout les coups. S’il voulait la guerre, il allait l’avoir… ce vieux chnoque, cette bourrique mal embouchée !
Cela ne pouvait plus durer, ni pour sa mère ni pour lui pas plus que pour les « frangins » ou les jumeaux. Il s’en faisait le serment, il allait les tirer de cette triste vie qui les menait tout droit vers la désintégration.
Le garçon, calé à l’arrière du pick-up entre bâches, couvertures élimées et divers petits engins agricoles en très mauvais état comme le personnage à qui ils appartenaient, ressassait encore de sombres pensées après la «dispute» de tout à l’heure.
Heureusement cette engueulade n’avait pas dégénérée en « guerre des tranchées » grâce au manque de carburant, le précieux alcool du cogneur en chef. Son envie de refaire le plein au plus vite l’avait stoppé nette dans sa quête de violence.
Les petits ne pipaient mots et étaient collés l’un contre l’autre, face à lui à l’arrière du pick-up. Ils semblaient encore sous le choc de la violente altercation de la veille et de la scène de la matinée.
Le jeune adolescent se sentait responsable de leur sécurité. Il lui fallait absolument se débrouiller pour qu’ils ne soient pas eux non plus pris dans cette tourmente de violence. Cette sombre période avait commencé quand sa mère avait emménagé avec « un homme qui serait d’un grand secours le moment venu ». C’est tout ce qu’elle avait accepté de dire avant que l’enfer ne commence à s’abattre sur eux. Avant qu’ils n’emménagent chez l’homme des cavernes dans toute sa splendeur. Depuis, malgré ses questions répétées avec insistance, sa maman lui faisait comprendre le sens de l’expression : « No comment ». Elle aussi courbait l’échine et essayait comme elle pouvait d’éviter les affrontements avec le néandertalien. Et cela se révélait aussi simple que de traverser les chutes du Niagara sur une corde à linge !
-Non c’est plus possible, faut qu’j’arrive à sortir maman et les enfants de cet enfer !
Tout en parlant à voix basse sans s’en rendre compte, il repensait à cette période, la plus noire de sa vie.
Il avait fallu trimer du lever au coucher du soleil à des tâches abrutissantes pour le corps et l’esprit pour entretenir « le ranch », un peu comme dans la série télé « la petite maison dans la prairie » mais en version gore. Et ça c’était la partie facile de cette vie. Parce qu’une fois rentré à la ferme il fallait supporter les soirées où la télé était loin de jouer son rôle de catalyseur d’attention. Elle gisait au sol dans un coin du salon depuis une bonne semaine. Depuis le moment où beau papa l’avait achevée à coups de pelle la prenant pour cible hallucinatoire après « qu’un sale coyote ne se soit introduit dans la maison ». Il avait déclaré cela, tout fier de lui, un filet de bave coulant au travers de son large sourire édenté après avoir tué « l’animal », achevé les derniers grésillements du tube cathodique.
- Si seulement il avait pu s’électrocuter, le poivrot ! Les petits ne pouvaient même plus s’évader un peu par la petite lucarne de la tempête perpétuelle qui agitait leurs vies en regardant une émission pour enfants ou un documentaire sur le réel mode de vie chez les « gens normaux ».

Ah la ferme ! Cette bâtisse gisait là, au milieu de rien, au milieu d’une étendue infinie de champs racornis par un été trop long, trop sec.
Elle ressemblait plus à la cabane du grand méchant loup dans les dessins animés qu’à une réelle habitation. Avec ses longues planches clouées essayant de masquer les trous des murs, les restes de peinture bleu azur qu’on discernait encore par endroits et ses fenêtres cassées réparées par de larges bandes de plastique de toutes les couleurs. Il fallait le reconnaître, Mister Bibine possédait l’art du recyclage des déchets industriels et autres objets du moment qu’ils ne coûtaient rien. Ouais il fallait la voir pour y croire! On nageait vraiment dans la quatrième dimension !
S’il ne s’était pas senti d’humeur aussi morose, il en aurait volontiers rigolé. Non décidément, cette ferme n’avait rien du havre de paix campagnard qu’il avait imaginé quand maman l’avait prévenu de leur prochaine destination. Le garçon n’avait pas non plus imaginé qu’en plus des corvées du jours, bonnes pour le corps et l’esprit selon l’homme qui les hébergeait, il y aurait à subir les « cours du soir ».
Ce surnom qu’il avait donné aux « veillées familiales » arracha un sourire à l’adolescent. Sourire qui ressemblait plus à une grimace de douleur tellement hier soir, « papa », comme sa mère lui avait demandé de l’appeler, du moins en public, n’y avait pas été de main morte. Son visage tuméfié et le reste de son corps douloureux étaient des rappels constants de l’urgence de la situation.
Mais il tenait bon et mettait toute son énergie à défendre les enfants, ce qui ne le rendait pas peu fier de lui tant les occasions de baisser les bras étaient nombreuses. En plus, ce combat pour les petits lui évitait de penser à des fuites définitives du style coupage de veine ou pendaison.
 Ils étaient quatre, les mioches. Les jumeaux et surtout les « frangins ». Agés de cinq et trois ans, ils étaient arrivés le même jour que lui et sa mère à la « ferme des horreurs ». Et bien vite le jeune adolescent s’était juré de tout faire pour éviter que cette période ne les traumatise à vie. Il avait donc édicté avec les deux enfants un certain nombre de consignes pour leur éviter le pire. Sa mère, elle s’occupait de protéger des deux bébés, il le voyait bien à la manière dont elle les couvait. Elle ne les connaissait pas mieux que lui, puisque oncle Linen en personne s’était chargé de les confier à maman deux jours avant leur départ pour ce lieu de paix et de sérénité qu’était « le ranch ». Mais son expérience de mère et son instinct surdéveloppé, protègeraient les jumeaux de l’alambic ambulant.

Si pour l’instant les « frangins » n’avaient pas été touchés dans les affrontements, c’était uniquement parce qu’il avait rapidement fait appliquer les règles du « tu ne m’attraperas pas le monstre » dès que la brute avinée était à la maison. Le jeu consistait alors à se rendre sur l’un des cinq « plateaux d’invisibilité », cinq lieux sûrs et suffisamment éloignés du « monstre-poilu-à-grandes-dents », et de n’en sortir uniquement qu’au moment du repas. Le gagnant étant celui des deux bambins qui avait su rester « invisible »jusqu'à ce que l’adolescent ne vienne les chercher.
Ce stratagème avait pour l’instant porté ses fruits, les deux enfants n’ayant presque pas pris de coups. Il faut dire que son « charmant papa » ne cherchait pas à se faire apprécier des enfants par une attention de chaque instant ni par sa volonté de se montrer comme un beau-père aimant et tendre. On pouvait lui rendre justice, l’hypocrisie ne faisait pas partie de ses défauts ! Comme il l’avait dit dès la fin de la première semaine, il se foutait des mioches, ne voulait pas les voir ni entendre le moindre son sortir de leur bouche. Et qu’on compte pas sur lui pour s’occuper en plus des « p’tits gueulards » avait il ajouté, agitant un pack de bière à la main. De cette phrase mémorable, le garçon avait bien compris que le maître des lieux parlait des deux enfants et des jumeaux qui d’après sa mère n’avait que six mois. C’est à ce moment qu’il s’était juré de les tenir au maximum à l’écart des coups et autres objets volants qui avaient commencé, dès leur arrivée, à tomber aussi dru que les mauvaises herbes poussent au printemps.
Mais pourquoi donc sa mère avait pu envisager une seule seconde que cette cohabitation aurait la moindre chance d’être bénéfique pour eux, non d’un chien ! Comment cette brute labellisée « pur malte » pourrait leur être d’une quelconque utilité ? Même à jeun, ce qui était rare, il n’ouvrait la bouche que pour menacer sa mère ou lui promettre de funestes châtiments si ses ordres extravagants n’étaient pas suivis à la lettre.
Il avait fallu rapidement faire une croix sur le futur et d’essayer de faire projets d’avenir. Il n’était question que de survivre, de s’adapter et de subir. Les mêmes journées, les mêmes soirées, les mêmes moments de folie, de violence gratuite. Voilà le quotidien qu’il fallait supporter. Et ce quotidien commençait sérieusement à peser lourd !
- Comment maman avait elle bien pu accepter de s’embarquer dans cette galère ? Cela devait bien faire mille fois que l’adolescent se posait cette question. Il s’était d’ailleurs juré de demander un jour des comptes à ce fameux oncle Linen sur le pourquoi de leur regroupement dans cet enfer. Enfin, bien évidemment dès qu’il lui aurait la possibilité de rencontrer ce Monsieur dont il ne connaissait que le célèbre : « Allo ! Salut petit ! Tu me passes ta mère s’il te plaît ? ». Cela quand il décrochait par curiosité le téléphone, transgressant ainsi les règles sacrées de la vie avec sa mère.
- Maintenant ils se retrouvaient à sept sous le même toit, dans le trou du cul du monde ! Faudrait qu’un jour elle aussi lui explique cette parenthèse dans leur passage en ce bas monde. Si la stabilité n’avait jamais été le maître mot de leur vie passée, elle n’avait jamais connu de sommet de méchanceté et de misère humaine comme ces derniers temps.
Il lui avait toujours fait une absolue confiance dans ses choix, mais là, il n’y comprenait plus rien.
Pourquoi étaient ils partis de leur « super nouvel appartement » en ville pour venir s’installer dans ce trou noir terrestre seulement trois semaines après que sa mère eut rencontré « le king of the vinasse ». Lui qui entretenait les espaces verts de l’école dont elle était la nouvelle sous- directrice ? Pourquoi avait il du quitter ce splendide collège dont il était lui-même élève pour se retrouver à « castagne ranch » ?
Et pour quoi ce déménagement précipité après qu’oncle Linen eut téléphoné de son confortable triplex de Parc Avenue alors qu’il était intervenu en personne auprès du rectorat pour qu’elle obtienne ce fameux poste? Madame  « La-sous-directrice ». Ça en jetait autrement mieux que « Miss-sous-bonniche » du sac à vin, non ?
Ces questions le rendaient fou et il évitait d’y penser se concentrant sur son morne quotidien.

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